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Reflexions sur la prison "autogeree" San Pedro a La Paz -

À raison, la représentation la plus classique de la prison dans les pays dits démocratiques se base sur une surveillance resserrée des détenu-e-s qui y sont enfermé-e-s. En passant par la case prison, on devient temporairement détenu-e. Ce changement de statut modifie en profondeur les rapports que le/la détenue entretient avec l’extérieur, ainsi qu’un nombre conséquent de règles et de normes qui diffèrent de celles du monde extérieur. Pourtant dans la capitale bolivienne, un centre de détention, San Pedro, sort de ce schéma habituel. En effet, la prison de La Paz est pratiquement unique au monde. Cette prison, fonctionnant quasiment dans son entière totalité sans surveillants, attise quantité d’interrogations. Les détenus jouissent a priori d’un grand nombre de libertés et de droits qui ne peuvent à peine être envisagés par la majorité des détenu-e-s des sociétés dites modernes. Ils ont également la main sur la gestion du lieu. A l’intérieur : crèches, école maternelle, restaurant, vendeurs ambulants de nourriture, etc. font partie du décor. Cette prison a été encensée à plusieurs reprises en utilisant les termes d’autogestion, de liberté extrême des détenus et en la comparant parfois à un hôtel où il fait bon vivre. Quelques clarifications…

L’urbanité - La ville de La Paz, capitale de la Bolivie

Une ville est un milieu géographique et social formé par une réunion organique et relativement considérable de constructions et dont les habitants travaillent, pour la plupart, à l'intérieur de l'agglomération, au commerce, à l'industrie, à l'administration. La Bolivie est un pays enclavé d'Amérique du Sud. Le taux de pauvreté est d'environ 60%.

Organisation et hiérarchisation de l’espace

La première impression frappante, pour qui passe les portes de la prison de San Pedro, est celle de pénétrer dans une sorte de village à mille lieues de l’idée qu’on se fait habituellement d’un lieu d’enfermement.

À l’intérieur, on y trouve des restaurants, des échoppes vendant quantité de choses différentes, des salles de sport, etc.

La prison dispose également d’une salle de billard, d’un local de répétition, d’un hôtel pour les visiteurs, d’un hôpital et de plusieurs églises. Les femmes et les enfants des détenus ont la possibilité de vivre en compagnie de leurs maris et de leurs pères à l’intérieur des murs de la prison. La multinationale Coca-Cola est le sponsor officiel de cette prison, et c’est pour cette raison qu’on --- retrouve pratiquement à chaque recoin de l’édifice carcéral. Ici, les prisonniers vivent en famille, possèdent les clés de leur cellule.

Semblable à une petite ville, la prison de San Pedro est divisée en huit secteurs, chacun portant un nom. Une hiérarchie les différencie. Certains sont plus riches, plus lumineux aussi, et réputés plus sûrs ; d'autres sont sombres et miteux (ségrégation spatiale). Le niveau de revenu est corollaire à la place que le détenu va occuper dans la structure spatiale.

Chaque secteur possède sa propre équipe et les « bons » joueurs sont convoités. Les équipes des secteurs les plus riches procèdent même à des transferts de joueurs. La « communauté carcérale » fonctionne comme une société indépendante, avec ses règles, son économie, sa justice et même son processus politique. C’est un microcosme.

Beaucoup travaillent dans les nombreux restaurants, boutiques ou petites entreprises dont la prison regorge et qui appartiennent aux détenus – à l’inverse de la France par exemple où ce sont les entreprises privées qui proposent un emploi à une infime minorité de détenus, les autres ne travaillent pas, même s’ils en font la demande. A San Pedro, il faut travailler pour payer sa cellule.

Le marché de l’immobilier fonctionne comme partout, selon la loi de l’offre et la demande. Ainsi, une cellule avec salle de bain dans une section cinq étoiles peut coûter jusqu’à 1 500 $ par mois. Il faut se délaisser de 30 à 300 $ pour entrer dans une section, mais cette dernière peut aussi prêter à crédit une cellule à un détenu qui n’a pas la possibilité de payer immédiatement. Il est plutôt question dans ce cas d’enjeux de pouvoir et de domination des plus forts sur les plus faibles (physiquement, mentalement, financièrement) et non d’une sorte d’effet de solidarité spontanée entre détenus. Certains prisonniers achètent des cellules délabrées afin d’effectuer des travaux de rénovation et les revendent plus chères au moment de leur libération, et ainsi réalisent une plus-value.

L’autoritarisme - Enjeux de pouvoir et agents protecteurs

Les règles qui régissent l’organisation de l’espace urbain se résument essentiellement à des modèles de différenciation et de séparation sociale.

La carence de gardiens ne signifie pourtant pas une disparition de la règle. C’est l’auto-organisation interne qui prime, donnant le champ libre aux détenus qui s’approprient l’espace.

Mais peut-on dire de cette structure particulière qu’elle se base sur un mode autogestionnaire ?

Si l’autogestion se caractérise par la gestion d’une collectivité par ceux qui y travaillent, y résident grâce à un mode d’organisation se construisant entre autres contre les pratiques verticales, hiérarchiques, autoritaires, etc. ce n’est pas le cas à San Pedro, simple miniaturisation des rapports sociaux de domination ayant cours à l’extérieur des murs.

Le tourisme comme source de revenu

Comme dans la plupart des prisons dans le monde, l’argent est un élément important qui garantit un certain niveau de vie au détenu par rapport à ce que la prison prend en charge. Depuis une dizaine d’années, le tourisme est devenu un vrai business. L’Administration pénitentiaire ferme les yeux sur cette pratique courante, mais il faut savoir que les guides y amènent « de cinq à une centaine de personnes par jour » (Guardian weekly).

Un routard australien, Rusty Young, contribua par son livre (Marching Powder) à la notoriété de l'endroit. Principalement des anglo-saxons fascinés par le livre de Young, mais aussi des visiteurs réguliers, viennent se procurer quelques grammes de cocaïne à l’intérieur des murs de la prison.

Ces visites sont tant une source de revenu qu’un enjeu de pouvoir que se disputent les détenus. Selon l'enquête de La Razón, les touristes étrangers sont approchés aux abords de l'entrée de la prison. Ils se voient proposer pour trente-cinq dollars – dont 70% pour la police et les intermédiaires, 30% seulement pour les détenus – une heure de visite guidée de San Pedro. À l'intérieur, ils peuvent acheter des objets d'artisanat réalisés par les prisonniers, et de la drogue.

Un fonctionnement interne basé sur une démocratie carcérale ?

Étant donné que les gardiens ne rentrent que rarement dans la prison, les détenus s’organisent par eux-mêmes. Le fonctionnement politique et économique des différentes sections a quelque chose de singulier.

En effet, une fois la cellule achetée, les prisonniers règlent une taxe destinée à la caisse de la section qui sert entre autres à améliorer le quotidien, à repeindre la cour ou encore à acheter des maillots pour l’équipe de football sectionnale. C’est un délégué élu annuellement qui gère les dépenses et arbitre certains conflits entre prisonniers, son rôle n’est nullement à négliger : il fait autorité et sa parole à une longue portée. Les seules personnes habilitées à sortir sans restriction sont les enfants, pour aller à l’école, et les femmes des prisonniers, pour faire des courses ou travailler à l’extérieur.

La vulnérabilité : la loi du plus fort : un zoom sur les gangs

L'État peine à financer ne serait-ce que trois repas quotidiens décents pour les détenus. Il semble s’être volontiers accommodé de cette « autogestion ». Le désengagement de l’Etat est volontaire. Le sens communautaire et la formation de section sous forme de gang segmentent et ségréguent radicalement l’espace. La division en huit secteurs en est une parfaite illustration.

Si l’Etat ne prend pas en charge la surveillance des détenus, il est logique qu’il ne dépêche aucun moyen pour leur protection personnelle.

Selon les chiffres de la prison, on déplore environ un décès par semaine, de causes naturelles ou d'« accident ». Pour se protéger, les détenus s'organisent, ils se choisissent des chefs et se regroupent en sections où la concurrence règne. Les détenus ont la main mise sur toutes les activités de San Pedro. Ils s’organisent comme bon leur semble et a priori sans contrainte, mise à part celle de sortir physiquement de l’enceinte pénitentiaire.
La place du prisonnier pauvre et la population vulnérable

La monnaie : une ressource indispensable

Pour les 1600 détenus – auxquels il faut ajouter 300 ou 400 femmes et enfants qui les accompagnent –, la matrice indispensable reste l’argent. Tout d’abord, le détenu est sommé de payer la « taxe d’entrée » dès son arrivée. Celui qui ne parvient pas à s’en défaire devra travailler gratuitement durant six mois à l’intérieur de San Pedro pour le compte de la section qui l’accueille.

Posséder des ressources monétaires s’avère d’autant plus capital que les détenus doivent acheter ou louer leur cellule. Les prisonniers ne disposant pas de ressources suffisantes doivent trouver une source de revenu(s)? à l’intérieur de la prison. Par exemple, les taxistas sont des messagers qui attendent aux grilles pour aller prévenir les prisonniers des visites ou porter des messages à droite à gauche. C’est un travail considéré comme le plus dévalorisé dans la hiérarchie sociale de la prison.

En raison de cette course aux ressources, un certain nombre de métiers se sont développés (coiffeurs, restaurateurs, vendeurs de boissons, dealers, guides touristiques, etc.). Nous sommes véritablement devant une reproduction d’un système capitaliste marchand à l’intérieur de la prison. Pour Rusty Young, « San Pedro doit être la seule prison au monde où un prisonnier arrive avec rien de plus que sa chemise sur les épaules, mais en ressort avec assez de choses pour remplir une maison », note-il sarcastiquement, en faisant référence à Thomas McFadden, un prisonnier anglais qui le premier développa les visites touristiques de la prison de San Pedro.

Attitude face à l’extérieur :

Certains prisonniers préfèrent parfois rester entre les murs plutôt que de quitter l’enceinte carcérale. On retrouve ce phénomène dans les prisons françaises avec, pour raison principale, la peur du retour à l’extérieur, engendrant parfois le suicide dans les jours précédant la sortie. Ce comportement se comprend par le fait que le prisonnier est tellement désocialisé par son passage en prison que le retour à l’extérieur impressionne.

Mais on sait aussi que « ce n’est pas tant la pesanteur du contrôle qui pousse à de telles extrémités que la différence perçue par chaque détenu entre ce qu’il vit à l’intérieur et ce qu’il pourrait vivre à l’extérieur » (Bourgoin, 1994). Selon N. Bourgoin, se suicident davantage en prison « ceux qui ont le plus à perdre » par l’enfermement ; il parle de « solutions individuellement rationnelles ».

La perméabilité d’un espace clos :

La prison San Pedro nous permet de comprendre, au moyen de sa configuration et sa structure, comment un espace aussi fermé laisse tout de même des ouvertures sur la ville extérieure.

La question des femmes et des enfants qui vivent en prison est sûrement l’une des grandes particularités de ce système carcéral. On peut se demander si ce n’est pas une façon de leur faire payer les « fautes » de leurs pères et maris. Il reste que lorsque la question s’est posée de les retirer de cet environnement jugé malsain dans leur éducation, les autorités se sont retrouvées dans une impasse : que faire des enfants durant le séjour en prison du père ?

Malgré tout, la prison reste un avantage par rapport à une existence dans la rue qui devient une des seules alternatives pour les enfants dont les parents sont emprisonnés. Mais cette situation arrange bien les pouvoirs publics : ce mode de fonctionnement leur coûte extrêmement peu cher. Le lien de filiation, dans la typologie du lien social de S. Paugam, recouvre deux formes différentes. Celle à laquelle on pense en priorité renvoie à la consanguinité. Les sociologues accordent de l’importance à la fonction de socialisation du groupe familial qui dépend en grande partie du lien de filiation. À San Pedro, le lien familial est conservé, et il est absolument certain que la présence des femmes et des enfants dans la prison joue un rôle de régulateur social essentiel. Par comparaison, les Unités de Vie Familiale (UVF) dans les prisons françaises permettent une régulation sociale à l’intérieur de la prison en amoindrissant les tensions entre détenus, et dans une certaine mesure de repousser les viols (Ricordeau, 2009). C’est peut-être une garantie pour les prisonniers de retrouver une vie « normale » à leur sortie : le lien social n’est pas brisé et l’environnement familial perdure durant le passage en prison.

San Pedro reste un cas plus que marginal et il faut noter que l’immense majorité des prisons ailleurs dans le monde sont très loin de ce modèle. A défaut de briser tous les murs (un jour!), le mode de fonctionnement de San Pedro apporte des pistes : au lieu de casser l’être humain, on lui permet une vie sociale dans la continuité de la vie familiale, certes de manière largement réduite, qu’il pourrait mener à l’extérieur.

Bien que l’inhumaine grisaille solitaire du système carcéral se voit en grande partie éradiquée, les aspects « positifs » de ce type de fonctionnement gardent de nombreuses limites. L’attente avant le jugement, donc la temporalité et la vulnérabilité, accentuées pour le prisonnier pauvre, est sans conteste une réalité bien marquée. Les enjeux de pouvoir et la hiérarchisation qui s’installent entre les différentes sections renforcent le caractère vulnérable de la vie recluse. Le fonctionnement capitaliste de l’extérieur avec la présence forte des rapports marchands se retrouve dans l’enceinte carcérale : San Pedro est une société dans la société.

Malgré son fonctionnement atypique, ce genre de prison ne doit pas être idéalisée et il faut se garder de prendre San Pedro pour un modèle à suivre. Il ne peut exister de hiérarchie ; une prison reste une prison.

Posté le 11/02/2013


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